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Alendi aura besoin de guides pour traverser les montagnes terrisiennes. J’ai chargé Rashek de s’assurer que ses fidèles amis et lui-même soient désignés comme tels.
Le bâton de Vin se brisa lorsqu’elle l’abattit contre le visage d’un koloss.
Ça recommence, se dit-elle, frustrée, tout en tournant sur elle-même pour plonger le moignon de bois brisé dans la poitrine d’une autre créature. Elle se tourna pour se retrouver face à l’un des plus massifs, qui la dépassait d’un bon mètre cinquante.
La créature abattit son épée vers elle. Vin bondit, et la lame alla heurter les pavés brisés en dessous d’elle. Elle s’élança dans les airs, sans avoir besoin de pièces pour se retrouver avec les yeux en face du visage tordu du koloss.
Ils paraissaient toujours surpris. Même après l’avoir regardée combattre des dizaines de leurs compagnons, ils semblaient stupéfaits de la voir esquiver leurs coups. Leur esprit semblait associer taille et puissance ; un grand koloss en battait toujours un plus petit. Un humain d’un mètre cinquante n’aurait pas dû poser problème à un monstre de cette taille.
Vin attisa son potin tout en abattant son poing contre la tête de la bête. Le crâne se fendit sous ses jointures, et la créature s’effondra en arrière sur le sol. Mais il y en eut, comme toujours, une autre pour prendre sa place.
Elle commençait à fatiguer. Non, elle avait commencé la bataille fatiguée. Après l’utilisation prolongée du potin, elle avait trouvé un système personnel alambiqué pour traverser tout un dominat. Elle était épuisée. Seul le potin contenu dans son dernier flacon lui permettait de rester debout.
J’aurais dû demander à Sazed l’un de ses cerveaux de potin vides ! songea-t-elle. Les métaux ferrochimiques et allomantiques étaient les mêmes. Elle aurait pu le brûler – même s’il se serait sans doute agi d’un brassard ou d’un bracelet. Trop gros pour l’avaler.
Elle se pencha sur le côté tandis qu’un autre koloss l’attaquait. Les pièces n’arrêtaient pas ces créatures, et elles pesaient bien trop lourd pour qu’elle les éloigne d’une Poussée sans point d’ancrage. Sans compter que ses réserves de fer et d’acier étaient au plus bas.
Elle tua un koloss après l’autre, gagnant du temps pour permettre à Sazed et aux autres de prendre une bonne avance. Quelque chose avait changé cette fois – par rapport à la fois où elle avait tué dans le palais de Cett. Elle se sentait bien. Et pas seulement parce qu’elle tuait ces monstres.
C’était parce qu’elle comprenait son but. Et qu’elle l’approuvait. Elle pouvait se battre, et tuer, si c’était pour défendre ceux qui ne pouvaient le faire seuls. Kelsier était peut-être capable de tuer pour choquer ou par soif de vengeance, mais ça ne suffisait pas pour Vin.
Et elle s’assurerait que ce ne soit plus jamais le cas.
La détermination nourrissait ses attaques contre les koloss. Elle se servit d’une épée volée pour trancher les jambes de l’un d’entre eux, puis jeta l’arme vers un autre, à l’aide d’une Poussée, afin de la lui planter en pleine poitrine. Ensuite elle attira dans sa main l’épée d’un soldat mort. Elle se baissa en arrière, mais faillit trébucher sur un autre corps.
Ce que je suis fatiguée, se dit-elle.
Il y avait des dizaines – peut-être des centaines – de cadavres dans la cour. En fait, un tas se formait en dessous d’elle. Elle y grimpa, se retirant légèrement tandis que les créatures la cernaient de nouveau. Elles rampaient sur les corps de leurs frères morts, avec une rage écumante dans leurs yeux pareils à des gouttes de sang. Les soldats humains auraient renoncé pour partir en quête de batailles plus faciles. Mais les koloss paraissaient se multiplier tandis qu’elle les affrontait, et d’autres venaient les rejoindre en entendant les bruits du combat.
Elle donna de grands coups d’épée renforcés par le potin et trancha le bras d’un koloss, puis la jambe d’un autre, avant d’en décapiter un troisième. Elle se baissait, esquivait, bondissait, demeurait hors de leur portée, et en tuait autant qu’elle le pouvait.
Mais malgré l’intensité de sa détermination – aussi puissante que sa résolution toute neuve de jouer les défenseuses –, elle comprit qu’elle ne pouvait pas continuer à se battre, pas comme ça. Elle n’était qu’une personne isolée. Elle ne pouvait pas sauver Luthadel, pas toute seule.
— Lord Penrod ! hurla Sazed aux portes du Bastion Hasting. Vous devez m’écouter.
Il n’obtint aucune réponse. Les soldats postés au sommet du petit rempart gardaient le silence, bien que Sazed perçoive leur malaise. Ils n’aimaient pas l’ignorer. Au loin, la bataille faisait toujours rage. Les koloss hurlaient dans la nuit. Bientôt, ils atteindraient le groupe croissant de Sazed et de Ham, qui comptait plusieurs milliers de personnes actuellement blotties devant la porte du Bastion Hasting.
Un messager hagard s’approcha de Sazed. C’était celui-là même que Dockson avait envoyé à la Porte d’Acier. Il avait perdu son cheval en cours de route et ils l’avaient retrouvé en compagnie d’un groupe de réfugiés sur la Place du Survivant.
— Lord Terrisien, dit le messager tout bas. Je… reviens tout juste du centre de commandement. Le Bastion Venture est tombé…
— Lord Dockson ?
L’homme secoua la tête.
— Nous avons trouvé plusieurs scribes blessés qui se cachaient à l’extérieur du bastion. Ils l’ont vu mourir. Les koloss se trouvent toujours dans le bâtiment, en train de casser des vitres et de piller les lieux…
Sazed se retourna pour contempler la ville. Il s’élevait dans le ciel une telle quantité de fumée que c’était à croire que les brumes étaient déjà tombées. Il avait commencé à remplir son cerveau d’étain pour tenir la puanteur à l’écart.
La bataille pour la possession de la ville était peut-être terminée, mais la véritable tragédie commençait à peine. Les koloss avaient fini de tuer des soldats dans la ville. À présent, ils allaient s’en prendre aux habitants. Ils étaient des centaines de milliers, et Sazed savait que les créatures prendraient un immense plaisir à semer la destruction. Ils ne pilleraient pas. Pas tant qu’il resterait des gens à tuer.
De nouveaux hurlements résonnèrent dans la nuit. Ils avaient perdu. Échoué. Et maintenant, la ville allait tomber pour de bon.
Les brumes ne peuvent pas être bien loin, se dit-il, cherchant à rassembler un peu d’espoir. Peut-être qu’elles nous aideront à nous cacher.
Malgré tout, une image lui revenait constamment. Clampin mort dans la neige. Avec autour du cou, attaché à un morceau de ficelle, le disque de bois que lui avait donné Sazed un peu plus tôt.
Il ne l’avait pas aidé.
Sazed se retourna vers le Bastion Hasting.
— Lord Penrod, dit-il d’une voix forte. Nous allons tenter de nous faufiler hors de la ville. J’accueillerai avec gratitude vos hommes et votre commandement. Si vous restez ici, les koloss vont attaquer ce bastion et vous tuer.
Silence.
Sazed se retourna en soupirant tandis que Ham le rejoignait, le bras toujours en écharpe.
— Il faut qu’on y aille, Saze, lui dit doucement Ham.
— Vous êtes couvert de sang, Terrisien.
Sazed se retourna. Ferson Penrod l’observait du haut de son rempart. Il paraissait toujours immaculé dans son costume d’aristocrate. Il portait même un chapeau pour se protéger de la neige et de la cendre. Sazed baissa les yeux pour se regarder lui-même. Il ne portait toujours que son pagne. Il n’avait pas eu le temps de se soucier de sa tenue, surtout dans la mesure où son cerveau de laiton le protégeait du froid.
— Je n’ai jamais vu un Terrisien se battre, ajouta Penrod.
— Ce n’est pas chose courante, milord, répliqua Sazed.
Penrod leva les yeux pour regarder la ville.
— Elle est en train de tomber, Terrisien.
— C’est pourquoi nous devons partir, milord, répondit Sazed.
Penrod secoua la tête. Il portait toujours la mince couronne d’Elend.
— C’est ma ville, Terrisien. Je refuse de l’abandonner.
— Un geste noble, milord. Mais ces gens qui m’accompagnent sont votre peuple. Les abandonnerez-vous lors de leur fuite vers le nord ?
Penrod hésita. Puis il se contenta de secouer de nouveau la tête.
— Il n’y aura pas de fuite vers le nord, Terrisien. Le Bastion Hasting est l’un des édifices les plus hauts de la ville – depuis ses hauteurs, je peux regarder ce que font les koloss. Ils ne vous laisseront pas vous enfuir.
— Ils vont peut-être se mettre au pillage, répondit Sazed. Peut-être que nous arriverons à leur échapper.
— Non, dit Penrod, dont la voix résonna d’un écho obsédant dans les rues enneigées. Mon Œil-d’étain affirme que les créatures ont déjà attaqué les gens que vous avez envoyés fuir par la porte nord. À présent, les koloss se dirigent par ici. Ils se dirigent vers nous.
Tandis que des cris de plus en plus proches commençaient à résonner dans les rues lointaines, Sazed comprit que Penrod devait avoir raison.
— Ouvrez vos portes, Penrod ! hurla-t-il. Laissez entrer les réfugiés !
Sauvez leur vie quelques pitoyables instants.
— Il n’y a pas la place, répondit Penrod. Ni le temps. Nous sommes condamnés.
— Vous devez nous laisser entrer ! insista Sazed.
— C’est étrange, déclara Penrod d’une voix radoucie. En prenant ce trône au jeune Venture, je lui ai sauvé la vie – et j’ai mis fin à la mienne. Je n’ai pas pu sauver la ville, Terrisien. Ma seule consolation, c’est qu’Elend non plus n’y serait sans doute pas arrivé.
Il se détourna pour repartir et descendit hors du champ de vision de Sazed.
— Penrod ! hurla celui-ci.
Il ne réapparut pas. Le soleil se couchait, les brumes tombaient, les koloss arrivaient.
Vin terrassa un autre koloss puis bondit en arrière, prenant appui sur une épée tombée à terre. Elle s’éloigna de la meute à toute allure, haletante, saignant par plusieurs entailles bénignes. Elle pouvait tuer – et mieux que quiconque. Cependant, elle ne pourrait se battre éternellement.
Elle atterrit sur un toit, puis trébucha et tomba à genoux dans un tas de neige. Les koloss criaient et hurlaient derrière elle, mais elle savait qu’ils la poursuivraient telle une meute de chiens. Elle en avait tué des centaines, pourtant que représentait ce chiffre comparé à une armée de plus de vingt mille ?
Qu’est-ce que tu attendais ? se demanda-t-elle. Pourquoi avoir continué à te battre une fois que tu savais que Sazed était libre ? Tu croyais pouvoir tous les arrêter ? Tuer chacun des koloss de l’armée ?
Un jour, elle avait empêché Kelsier d’affronter une armée à lui tout seul. Il avait été un homme exceptionnel, mais un individu isolé malgré tout. Il n’aurait jamais pu réussir – pas plus qu’elle ne le pourrait.
Il faut que je trouve le Puits, songea-t-elle avec détermination tout en brûlant du bronze, tandis que les pulsations – qu’elle avait ignorées lors de la bataille – s’intensifiaient à ses oreilles.
Et pourtant, elle se retrouvait face au même problème que précédemment. Elle savait désormais qu’il se trouvait dans la ville ; elle en percevait la cadence tout autour d’elle. Mais elle était si puissante, si omniprésente, qu’elle ne parvenait pas à en déduire une direction.
Et puis, quelle preuve avait-elle que la découverte du Puits l’aiderait en quoi que ce soit ? Si Sazed avait menti quant à son emplacement – allant jusqu’à tracer une fausse carte –, alors sur quoi d’autre avait-il pu mentir ? Le pouvoir du Puits arrêterait peut-être les brumes, mais que pourrait-il pour une Luthadel agonisante en proie aux flammes ?
Vin resta agenouillée, en proie à la frustration, cognant le haut du toit à l’aide de ses poings. Elle s’était révélée trop faible. À quoi bon revenir – à quoi bon décider de protéger la ville – si elle ne pouvait rien faire pour se rendre utile ?
Elle demeura là quelques instants, le souffle saccadé. Enfin, elle s’obligea à se lever et bondit dans les airs en jetant une pièce. Ses métaux étaient presque épuisés. Elle possédait à peine assez d’acier pour lui permettre quelques sauts. Elle ralentit près de Kredik Shaw, la Colline aux Mille Flèches. Elle saisit l’une des flèches coiffant le palais et se mit à tournoyer dans la nuit, contemplant la ville plongée dans le noir.
Elle était en flammes.
Kredik Shaw lui-même était silencieux, abandonné par les pillards des deux espèces. Pourtant, tout autour d’elle, Vin voyait de la lumière dans le noir. Les brumes luisaient d’un éclat obsédant.
Ça me rappelle… ce jour-là, il y a deux ans. La nuit de la rébellion skaa. À la différence près que, cette fois-là, la lumière provenait des torches des rebelles en train de marcher vers le palais. Cette fois-ci, une révolution d’un tout autre genre avait lieu. Elle l’entendait. Elle s’obligea à attiser son étain et tendit l’oreille. Elle perçut les hurlements. La mort. Les koloss n’avaient pas terminé leur œuvre meurtrière après avoir détruit l’armée. Loin de là.
Ils ne faisaient que commencer.
Ils sont en train de tuer tout le monde, se dit-elle en frissonnant tandis que les feux brûlaient devant elle. Le peuple d’Elend, qu’il a abandonné à cause de moi. Tous ces gens sont en train de mourir.
Je suis son couteau. Leur couteau. Kelsier me les a confiés. Je devrais être capable de faire quelque chose…
Elle se laissa tomber à terre, glissant le long d’un toit en pente, et atterrit dans la cour du palais. Les brumes se rassemblèrent autour d’elle. L’air était lourd. Et pas seulement de neige et de cendre : elle sentait une odeur de mort charriée par le vent, elle entendait des hurlements dans ses murmures.
Son potin disparut.
Elle s’effondra à terre, envahie par une vague d’épuisement si intense que tout le reste sembla devenir insignifiant. Elle comprit soudain qu’elle n’aurait pas dû tant se fier au potin. Qu’elle n’aurait pas dû exiger tant d’elle-même. Mais ça lui avait semblé la seule chose à faire.
Elle se sentit commencer à glisser dans l’inconscience.
Les gens hurlaient. Elle les entendait – elle les avait déjà entendus. La ville d’Elend… son peuple… en train de mourir. Ses amis étaient là, quelque part. Des amis que Kelsier l’avait chargée de protéger.
Elle serra les dents, repoussant son épuisement un peu plus longtemps, et lutta pour tenter de se remettre debout. Elle regarda à travers les brumes, dans la direction des bruits fantômes des gens terrifiés. Elle se mit à foncer vers eux.
Elle ne pouvait plus sauter ; elle n’avait plus d’acier. Elle ne pouvait même pas courir très vite, mais à mesure qu’elle obligeait son corps à bouger, il réagissait de mieux en mieux, repoussant l’engourdissement qui succédait à son utilisation prolongée du potin.
Elle surgit d’une ruelle, dérapant dans la neige, et découvrit un petit groupe en train de fuir l’assaut d’une bande de koloss. Les bêtes étaient au nombre de six, petites en taille, mais dangereuses néanmoins. Sous les yeux de Vin, l’une d’entre elles terrassa un vieil homme qu’elle trancha pratiquement en deux. Un autre s’empara d’une fillette qu’il précipita contre le mur d’un bâtiment.
Vin dépassa le groupe de skaa en fuite et tira ses poignards. Elle se sentait toujours épuisée, mais l’adrénaline l’aidait quelque peu. Elle devait continuer à bouger. À avancer. S’arrêter revenait à mourir.
Plusieurs des bêtes se tournèrent vers elle, impatientes de se battre. L’une d’entre elles tenta de l’attraper, mais Vin se laissa glisser dans la gadoue – plus près d’elle – avant de lui trancher le jarret. Le koloss hurla de douleur lorsque le couteau se retrouva coincé dans sa peau lâche. Vin parvint à l’arracher alors même qu’une deuxième créature frappait.
Qu’est-ce que je me sens lente ! songea-t-elle, frustrée, se redressant à grand-peine avant de reculer hors d’atteinte de la créature. Son épée l’aspergea d’eau froide et elle s’élança et planta un poignard dans l’œil de la créature.
Soudain reconnaissante pour toutes les fois où Ham l’avait poussée à s’entraîner sans allomancie, elle prit appui au coin d’un bâtiment pour se redresser. Puis elle bondit, percuta d’un coup d’épaule le koloss à l’œil blessé – qui cherchait à saisir son poignard en hurlant – pour le projeter vers ses compagnons. Le koloss qui tenait la jeune fille se retourna, stupéfait, tandis que Vin lui plantait son autre poignard dans le dos. Il ne tomba pas, mais relâcha l’enfant.
Seigneur Maître, ce qu’ils sont coriaces ! songea-t-elle tout en s’emparant de la fillette et en filant dans un grand claquement de cape. Surtout quand on n’est pas solide soi-même. Il me faut d’autres métaux.
L’enfant que Vin tenait dans ses bras eut un mouvement de recul en entendant hurler un koloss, et Vin se retourna, attisant son étain pour ne pas s’évanouir de fatigue. Toutefois, les créatures ne la suivaient pas – elles se disputaient pour un vêtement que portait le mort. Le hurlement retentit de nouveau, et Vin comprit qu’il provenait cette fois d’une autre direction.
Des gens se remirent à hurler. Vin leva les yeux, pour découvrir que les personnes qu’elle venait de secourir se retrouvaient face à un groupe de koloss encore plus nombreux.
— Non ! dit-elle en levant la main.
Mais ils avaient couru loin pendant qu’elle se battait. Elle n’aurait même pas été en mesure de les voir sans son étain. En l’état, elle les percevait avec une douloureuse acuité tandis qu’ils attaquaient le petit groupe à l’aide de leurs épées à la lame épaisse.
— Non ! hurla de nouveau Vin, stupéfaite et choquée par ces morts qui lui rappelaient toutes celles qu’elle n’avait pu empêcher. Non. Non ! Non !
Plus de potin. Plus de fer. Plus d’acier. Elle n’avait plus rien.
Enfin… si, il lui restait quelque chose. Sans même réfléchir à ce qui la poussait à s’en servir, elle lança vers les koloss une vague d’Apaisement renforcé par le duralumin.
Ce fut comme si son esprit avait percuté quelque chose. Puis ce quelque chose se brisa. Vin s’arrêta en dérapant, abasourdie, l’enfant toujours dans les bras, et vit les koloss s’arrêter eux aussi, figés en plein milieu de leur geste meurtrier.
Qu’est-ce que je viens de faire ? se demanda-t-elle, l’esprit confus, passant en revue les instants précédents pour comprendre pourquoi elle avait réagi ainsi. Par frustration ?
Non. Elle savait que le Seigneur Maître avait conçu les Inquisiteurs avec une faiblesse : si l’on retirait de leur dos une tige bien particulière, ils mouraient. Il avait également créé les kandra avec une faiblesse. Il devait en être de même pour les koloss.
TenSoon a appelé les koloss… ses cousins, songea-t-elle.
Elle se redressa dans la rue obscure et soudain silencieuse à l’exception des geignements des skaa. Les koloss attendaient, et il lui semblait voir par leurs yeux. Comme s’ils étaient un prolongement de son propre corps, la même sensation que lorsqu’elle avait pris le contrôle du corps de TenSoon.
Des cousins, en effet. Le Seigneur Maître avait conçu les koloss avec une faiblesse – la même que les kandra. Il s’était bel et bien accordé un moyen de les garder sous son contrôle.
Et soudain, elle comprit comment il s’y était pris pendant tout ce temps.
Sazed se tenait à la tête de son vaste groupe de réfugiés, tandis que neige et cendre – désormais impossibles à distinguer dans l’obscurité brumeuse – tombaient autour de lui. Ham était assis à ses côtés, l’air somnolent. Il avait perdu trop de sang ; un homme sans potin serait mort à ce stade. Quelqu’un avait donné une cape à Sazed, mais il s’en était servi pour envelopper un Brise comateux. Bien qu’il ait à peine puisé dans son cerveau de laiton pour en tirer de la chaleur, Sazed ne sentait guère le froid.
Peut-être était-il simplement trop engourdi pour s’en soucier.
Il tendit deux mains devant lui et forma des poings, où ses dix anneaux scintillèrent à la lueur de l’unique lanterne du groupe. Les koloss approchaient depuis les ruelles obscures, dessinant dans la nuit de simples ombres blotties les unes contre les autres.
Les soldats de Sazed reculèrent. Il ne restait guère plus d’espoir en eux. Sazed se tenait seul dans la neige silencieuse, érudit chauve et grêle à moitié nu. Lui qui prêchait les religions des peuples vaincus. Lui qui avait fini par renoncer à tout espoir. Lui qui aurait dû être celui d’entre eux tous qui conservait la foi.
Dix anneaux. Quelques minutes de pouvoir. Quelques minutes de vie.
Il attendit pendant que les koloss se rassemblaient. Les créatures étaient soudain devenues étrangement silencieuses. Elles cessaient d’approcher. Elles demeuraient immobiles, sombres silhouettes alignées dans la pénombre.
Pourquoi n’attaquent-ils pas ? se demanda Sazed, frustré.
Un enfant se mit à geindre. Puis les koloss entreprirent de se remettre en mouvement. Sazed se raidit, mais les créatures n’avancèrent pas vers eux. Elles se séparèrent, et une silhouette silencieuse s’avança en leur centre.
— Lady Vin ? demanda Sazed.
Il n’avait toujours pas eu l’occasion de lui parler depuis qu’elle l’avait sauvé à la porte. Elle paraissait épuisée.
— Sazed, dit-elle d’une voix lasse. Vous m’avez menti sur le Puits de l’Ascension.
— En effet, lady Vin.
— Ça n’a pas d’importance pour l’instant. Pourquoi est-ce que vous vous trouvez nu en dehors des murs du bastion ?
— Je… (Il leva les yeux vers les koloss.) Lady Vin, je…
— Penrod ! s’écria soudain Vin. C’est bien vous, là-haut ?
Le roi apparut. Il paraissait aussi perplexe que Sazed.
— Ouvrez vos portes ! hurla-t-elle.
— Êtes-vous folle ? cria-t-il en réponse.
— Je ne sais pas trop, répondit Vin.
Elle se retourna et un groupe de koloss s’avança en silence, comme pour obéir à un ordre. Le plus grand s’empara de Vin et la souleva bien haut, jusqu’à ce qu’elle se trouve presque au niveau du sommet du mur du bastion. Plusieurs des gardes postés tout en haut eurent un mouvement de recul.
— Je suis fatiguée, Penrod, déclara Vin.
Sazed dut puiser dans son cerveau d’étain auditif pour entendre ce qu’elle disait.
— Nous le sommes tous, mon enfant, répondit-il.
— Je le suis tout particulièrement. Je suis fatiguée de tous ces jeux. De voir des gens mourir à cause de querelles entre leurs dirigeants. Des gens honnêtes qui se font exploiter.
Penrod hocha la tête sans un mot.
— Je veux que vous rassembliez nos soldats restants, ordonna-t-elle en se tournant pour regarder la ville. Combien en avez-vous ici ?
— Dans les deux cents, répondit-il.
Vin hocha la tête.
— La ville n’est pas perdue – les koloss ont combattu les soldats, mais ils n’ont pas encore eu beaucoup de temps pour se retourner contre la population. Je veux que vous envoyiez vos soldats trouver tous les groupes de koloss en train de tuer ou piller. Protégez les gens, mais ne tuez pas les koloss si vous pouvez l’éviter. Envoyez plutôt un messager me chercher.
Se rappelant l’obstination de Penrod un peu plus tôt, Sazed crut qu’il allait protester. Il n’en fit rien. Il hocha simplement la tête.
— Qu’allons-nous faire ensuite ? demanda Penrod.
— Je vais m’occuper des koloss, répondit Vin. Nous allons reprendre le Bastion Venture en premier – je vais avoir besoin de métaux, et il y en a de larges réserves là-bas. Une fois que la ville sera en sécurité, je veux que vous éteigniez ces incendies avec vos soldats. Ça ne devrait pas être trop dur ; il ne reste pas beaucoup de bâtiments qui puissent brûler.
— Très bien, répondit Penrod, qui se retourna pour donner des ordres.
Sazed regarda sans un mot l’immense koloss reposer Vin à terre. Il resta immobile, tel un monstre taillé dans la pierre plutôt qu’une créature de chair et de sang.
— Sazed, appela Vin tout bas, d’une voix qui trahissait sa fatigue.
— Oui, lady Vin, répondit-il.
Sur le côté, Ham se secoua enfin de sa torpeur et leva des yeux stupéfaits lorsqu’il remarqua Vin et le koloss.
Vin regardait toujours Sazed et l’étudiait. Il avait du mal à croiser son regard. Mais elle avait raison : ils pourraient parler plus tard de sa trahison. Il y avait d’autres tâches plus importantes à accomplir.
— Je suis conscient que vous devez avoir du travail à me confier, dit-il pour rompre le silence. Mais puis-je vous demander d’en être dispensé ? Il me reste… une tâche que je souhaite accomplir.
— Bien sûr, Sazed, répondit Vin. Mais d’abord, dites-moi une chose. Est-ce que vous savez si les autres ont survécu ?
— Clampin et Dockson sont morts, milady. Je n’ai pas vu leur corps, mais les informations provenaient de sources sûres. Et vous voyez que lord Hammond est avec nous, bien qu’il ait subi une grave blessure.
— Et Brise ?
Sazed désigna la masse recroquevillée contre le mur.
— Il est vivant, heureusement. Toutefois, son esprit semble très mal réagir aux atrocités dont il a été témoin. Il pourrait simplement s’agir d’une forme de choc. Ou bien… de quelque chose de plus durable.
Vin hocha la tête et se tourna vers Ham.
— Ham, j’ai besoin de potin.
Il hocha la tête d’un air engourdi et tira un flacon à l’aide de sa main valide. Il le lui jeta. Vin en but le contenu et sentit aussitôt sa fatigue se dissiper. Elle se redressa un peu plus et son regard se fit plus alerte.
Ça ne doit pas être très sain, songea Sazed, inquiet. Quelle quantité en a-t-elle brûlé ?
Le pas soudain plus énergique, elle se retourna pour marcher vers ses koloss.
— Lady Vin ? appela Sazed, ce qui la fit se retourner. Il reste encore une armée, dehors.
— Oh, je sais, répondit Vin, qui se retourna pour prendre l’une des larges épées des koloss à son propriétaire.
L’épée était plus grande qu’elle de quelques centimètres.
— Je suis parfaitement consciente des intentions de Straff, dit-elle en hissant l’épée sur son épaule.
Puis elle se retourna vers la neige et la brume pour marcher vers le Bastion Venture, tandis que ses étranges gardes koloss la suivaient d’un pas lourd.
Il fallut à Sazed une bonne partie de la nuit pour terminer la tâche qu’il s’était attribuée. Il trouva un cadavre après l’autre dans la nuit glaciale, dont beaucoup étaient gelés. La neige avait cessé de tomber, et le vent s’était levé, durcissant la gadoue qu’il changeait en glace. Sazed dut la briser pour dégager certains cadavres afin de les retourner pour inspecter leur visage.
Sans la chaleur que lui fournissait son cerveau de laiton, il n’aurait jamais pu accomplir cette tâche macabre. Même alors, il avait dû se procurer une tenue plus chaude – une simple robe brune avec une paire de bottes. Il continuait à travailler dans la nuit, tandis que le vent faisait tourbillonner autour de lui neige et glace. Il avait bien sûr commencé par la porte. C’était là que se trouvaient la plupart des cadavres. Mais il lui fallut ensuite passer aux ruelles et aux voies publiques.
Le matin approchait lorsqu’il trouva son corps.
La ville avait cessé de brûler. La seule lumière dont il disposait provenait de sa lanterne, mais elle suffit à dévoiler le fragment de tissu flottant qui dépassait d’une congère. Au début, Sazed le prit pour un bandage ensanglanté qui avait échoué à accomplir son but. Puis il entrevit une tache orange et jaune, et il s’approcha – il n’avait plus la force de courir – et plongea les mains dans la neige.
Le corps de Tindwyl émit un léger craquement lorsqu’il le dégagea. Le sang avait gelé au niveau de son flanc, bien entendu, et la glace avait figé ses yeux ouverts. À en juger par la direction dans laquelle il l’avait trouvée, elle devait mener ses soldats vers le Bastion Venture.
Oh, Tindwyl, se dit-il en tendant la main pour toucher son visage. Connaître cette fin après avoir subi des années de mauvais traitements aux mains des Reproducteurs, après avoir survécu à tant de choses. Mourir dans une ville qui n’était pas la sienne, avec un homme – non, un semi-homme – qui ne la méritait pas.
Il dégagea son cerveau de laiton et laissa le froid nocturne l’envahir. Il ne voulait pas avoir chaud en cet instant. Sa lanterne vacillait d’un air hésitant, illuminant la rue, faisant naître des ombres sur le corps gelé. Et là, dans cette ruelle glacée de Luthadel, face au cadavre de la femme qu’il avait aimée, Sazed comprit quelque chose.
Il ne savait pas quoi faire.
Il chercha des paroles appropriées – des pensées adéquates – mais soudain, toutes ses connaissances religieuses lui parurent vides de sens. À quoi bon lui accorder un enterrement ? Quelles valeurs auraient donc les prières d’un dieu mort depuis longtemps ? Lui-même, à quoi servait-il ? La religion de Dadradah n’avait pas aidé Clampin ; le Survivant n’était pas venu sauver les milliers de soldats morts. À quoi servait tout ça ?
Les connaissances de Sazed ne lui étaient strictement d’aucun réconfort. Il acceptait les religions qu’il connaissait – croyait en leur valeur – mais elles ne lui accordaient pas ce dont il avait besoin. Elles ne lui assuraient pas que l’esprit de Tindwyl vivait toujours. En réalité, elles le poussaient à s’interroger. Si tant de gens croyaient en tant de choses différentes, comment une seule d’entre elles pouvait-elle être vraie – comment quoi que ce soit pouvait-il l’être ?
Les skaa désignaient Sazed comme « sacré », mais il comprit alors qu’il était l’homme le plus profane qui soit. Une créature qui connaissait trois cents religions mais ne croyait en aucune.
Si bien que, lorsque ses larmes coulèrent, gelant presque sur son visage, elles lui fournirent aussi peu de réconfort que ses religions. Penché sur le corps gelé, il se mit à geindre.
Toute ma vie, se dit-il, n’a été qu’imposture.